Philosophie

Le blackface est une pratique qui interpelle nos consciences. Les enjeux philosophiques du sujet ne sauraient être minimisés…

Peaux blanches, masques noirs : la tradition du blackface nous oblige à penser avec Fanon, quitte à manier à rebours le paradigme de son ouvrage célèbre. Par ailleurs, à l’instar de Judith Butler, qui a travaillé sur le « trouble dans le genre », il faudrait s’interroger sur le « trouble dans la race », et sur la fascination qui pousse tant de personnes blanches à produire ces « performances », ou à les admirer. Dans son essai fameux sur Le Rire, le philosophe Bergson lui-même s’interroge, et se demande : « pourquoi rit-on d’un nègre ? » Et il répond à cette question en affirmant qu’on a du mal à se défaire de cette idée, certes absurde, mais irrésistible, « qu’un nègre est un blanc déguisé ». En d’autres termes, pour la conscience populaire, il est impossible de penser le noir en tant que tel ; le « nègre » n’existe pas ; on pourrait même dire : il ne doit pas exister. Et pour parodier Montesquieu, on est fondé à poser cette question essentielle : « Comment peut-on être noir ? »

On peut aborder le sujet sous des angles multiples, mais à l’évidence, quoique rarement pensé, au sens fort de ce terme, le blackface est profondément un problème philosophique. Le fait est qu’il y a plus d’un milliard de Noirs dans le monde, qui sont évidemment tous différents. Il est donc impossible de se déguiser « en noir », sauf à se référer à un archétype, ou à un stéréotype de ce qu’est « LE Noir », démarche essentialiste, qui est à la base même de tout racisme. Le blackface vise à créer « la race », et est donc en soi un acte radicalement raciste. Mais il va bien plus loin, car il a partie liée avec le crime contre l’humanité.

Ces performances raciales, ou plus exactement racialisantes, avaient pour but de montrer que « LE » Noir est un en-soi ridicule, animal, monstrueux ou diabolique ; ces spectacles visaient donc à contester l’humanité des Africains, prolégomènes nécessaire à l’organisation du crime contre l’humanité. En effet, ces caricatures et ces sketches très populaires avaient pour but d’organiser la fabrique du consentement collectif à l’esclavage colonial : il s’agissait d’expliquer au peuple que ce crime contre l’humanité n’était en réalité qu’une farce grotesque.

Puisque le Noir fait rire, ou fait peur, puisqu’il est « naturellement » ridicule, animal, diabolique ou monstrueux, le trafic négrier ne saurait pas susciter l’indignation, mais bien plutôt l’adhésion, et même la dérision. En réalité, le blackface n’est pas seulement un acte raciste, il est solidaire du crime contre l’humanité qu’il accompagne. Il est l’envers grimaçant de l’esclavage, qu’il a rendu tolérable, nécessaire, voire divertissant aux yeux des peuples d’Occident. De ce fait, le blackface est à l’esclavage ce que la caricature antisémite est à la Shoah : sa conséquence, et en même temps, la condition de possibilité de son acceptation populaire.

Aujourd’hui, utiliser ces actes de négrophobie faciale, c’est réactiver l’imaginaire lié au crime contre l’humanité. Bien sûr, les caricatures raciales ou racistes ne mènent pas toutes au crime contre l’humanité, loin de là. Cependant, tous les crimes contre l’humanité sont précédés de caricatures de ce « style », que l’on cherche à justifier au nom de la Tradition, au nom de l’Art, au nom de la Liberté d’expression, au nom du Rire, etc. Et la désinvolture avec laquelle ces visuels sont souvent abordés témoigne non seulement du déficit de mémoire coloniale dans notre société, mais aussi du déficit d’élaboration conceptuelle sur les sujets les plus importants, ce qui nous expose au risque de subir -ou de causer- à nouveau des crimes du même genre.

*Annexe : Dans un extrait de son célèbre essai sur Le Rire, publié en 1900, le philosophe Bergson s’interroge et de se demande : « Pourquoi rit-on d’un nègre ? »

« Mais nous voici arrivés à l’idée de déguisement. Elle tient d’une délégation régulière, comme nous venons de le montrer, le pouvoir de faire rire. Il ne sera pas inutile de chercher comment elle en use.

Pourquoi rions-nous d’une chevelure qui a passé du brun au blond ? D’où vient le comique d’un nez rubicond ? et pourquoi rit-on d’un nègre ? Question embarrassante, semble-t-il, puisque des psychologues tels que Hecker, Kraepelin, Lipps se la posèrent tour à tour et y répondirent diversement. Je ne sais pourtant si elle n’a pas été résolue un jour devant moi, dans la rue, par un simple cocher, qui traitait de « mal lavé » le client nègre assis dans sa voiture. Mal lavé ! un visage noir serait donc pour notre imagination un visage barbouillé d’encre ou de suie. Et, conséquemment, un nez rouge ne peut être qu’un nez sur lequel on a passé une couche de vermillon. Voici donc que le déguisement a passé quelque chose de sa vertu comique à des cas où l’on ne se déguise plus, mais où l’on aurait pu se déguiser. Tout à l’heure, le vêtement habituel avait beau être distinct de la personne ; il nous semblait faire corps avec elle, parce que nous étions accoutumés à le voir. Maintenant, la coloration noire ou rouge a beau être inhérente à la peau : nous la tenons pour plaquée artificiellement, parce qu’elle nous surprend.

De là, il est vrai, une nouvelle série de difficultés pour la théorie du comique. Une proposition comme celle-ci : « mes vêtements habituels font partie de mon corps », est absurde aux yeux de la raison. Néanmoins l’imagination la tient pour vraie. « Un nez rouge est un nez peint », « un nègre est un blanc déguisé », absurdités encore pour la raison qui raisonne, mais vérités très certaines pour la simple imagination. Il y a donc une logique de l’imagination qui n’est pas la logique de la raison, qui s’y oppose même parfois, et avec laquelle il faudra pourtant que la philosophie compte, non seulement pour l’étude du comique, mais encore pour d’autres recherches du même ordre.